Promenons-nous, dans les bois...

« Rentrer sur Paris ? T’es mal barré, avec ce qui vient de t’arriver… »

La voix masculine, légèrement rauque, venait de derrière Pierre. S’il se retournait il pourrait voir un homme de grande taille et de carrure massive, vêtu d’habits pauvres, élimés, mais propres : un pantalon de toile beige, une chemise qui avait du un jour être blanche mais que des lavages successifs avaient rendue grises et un blouson de cuir marron. L’individu, appuyé contre un arbre et caché par le feuillage le plus bas avait les mains dans les poches et fixait vraisemblablement l’adolescent.

« Mais as-tu seulement idée de ce qui t’es arrivé ? »

Pierre put entendre le bruit discret d’un briquet qu’on allume. Il put même sentir l’odeur artificielle de l’essence et, quelques secondes après, celle de la cigarette qu’on vient d’allumer. La fumée s’éleva alors dans l’air et, sans qu’il n’en ait aucune preuve visuelle, le jeune homme comprit que l’étranger souriait.

L’inconnu tira une autre bouffée de sa cigarette, sans se départir de son sourire. Ca n’était peut-être pas très fair play, de jouer avec la confusion d’un louveteau nouvellement changé, mais ça avait l’avantage d’être très distrayant et les distractions étaient, de nos jours, bien rares.

La réaction de Pierre sembla convenir au fumeur, qui fit deux pas en avant – dévoilant un visage aux traits fins mais durs, marqués par la fatigue et une alimentation certainement insuffisante. Il avait des yeux vairons, c’est-à-dire le droit était bleu et le gauche, marron : cela donnait à son regard une impression étrange, comme si deux personnes différentes voyaient par ses yeux, et c’était, bien que Pierre l’ignorait, plus ou moins le cas. Dernier détail, il portait une boucle d’oreille au coté gauche et sur son bras droit se devinait, à la lumière du jour, un quelconque bracelet en argent.

Il observa encore l’adolescent, tout en fumant, puis sembla se décider à quelque chose.

« Ce qui s’est passé, si ta mémoire ne te le dit pas, alors il y a fort peu de chance que tu me crois. Mais c’est de ça que va découler l’impossibilité, pour l’instant au moins, de ton retour en ville. » Dit-il. Une autre bouffée de nicotine, plus longue, qu’il relâcha ensuite dans l’air de la forêt. « Tout dépend, petit, de ce que tu sais des loup-garous. »

L’inconnu semblait beaucoup s’amuser, c’était sûr. Mais son sourire, tout en étant narquois, avait quelque chose de presque rassurant, de charmant, de séducteur. L’inquiétude que pouvait ressentir Pierre à son sujet était normale et, dans l’absolu, fondée, mais la relative confiance qu’il lui accordait l’était toute autant.

« Tu ne vois pas ? » Répéta-t-il, amusé mais pas étonné pour deux sous. Autour d’eux, la forêt était toujours aussi silencieuse : arbres et animaux se taisaient face au prédateur dont la vêture n’était pas du tout à son avantage.

L’image développée par les médias des loups-garous, l’inconnu la connaissait fort bien, il l’avait même étudiée, il y avait fort longtemps. Mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur ses petits souvenirs et il secoua vaguement la tête, faisant voler ses mèches brunes, coupées aux oreilles. Cette petite discussion était fort amusante, mais le petit n’allait pas trouver le chemin du caern tout seul.

« Peur ? Tu n’as pas à avoir peur. Bien sûr, ta nature te donne de nouveaux ennemis, mais aussi de nouveaux amis… »

Il s’approcha encore, de façon à n’être plus qu’à quelques pas de l’adolescent, et esquissa une révérence après une énième bouffée de sa cigarette.

« … Dont moi. On m’appelle Double-regard, mais tu peux m’appeler Patrick, si ça te semble plus… ‘humain’. » Ce mot lui arracha un sourire presque carnassier qui lui n’avait plus rien d’apaisant, mais qui s’effaça aussitôt. « Et toi, quel est ton nom ? A moins que tu ne veuilles être appelé ‘petit’ pour le restant de tes jours. »

Les présentations étant faites, il ne restait plus qu’à expliquer deux-trois trucs au louveteau et à le au caern où il découvrirait les joies de sa nouvelle vie et la petite mission de Double-Regard serait finie. Dommage, il aimait bien s’occuper des nouveaux, c’était… distrayant.

Et puis, pour une fois que le nouveau en question acceptait son sort sans faire le coup de la crise d’adolescence et qu’il n’avait pas à se transformer pour le faire taire, c’était reposant. Bon, le petit ne savait pas non plus que dès à présent toute sa vie serait consacrée à une guerre sûrement perdue d’avance et qu’il mourrait probablement pour défendre une cause qui n’était pas la sienne, mais il acceptait sa nature et c’était déjà ça.

Double-Regard finit sa cigarette et écrasa le mégot sur son talon, avant de le jeter non pas par terre, mais dans une des poches de son blouson. Si Pierre tentait d’affiner son flair, il aurait pu sentir que l’odeur de cigarette froide émanant de cette fameuse poche était assez forte, preuve que l’habitude ne datait pas d’hier et que plusieurs mégots devaient y cohabiter joyeusement…

« Hé bien, Pierre, je te propose – enfin, tu n’as pas vraiment le choix – de me suivre jusqu’au caern… Le caern est un peu une sorte de ville pour les loups-garous. Il y en a un peu partout, en forêt généralement… Celui de la Feuille Morte, où nous allons, a été … ouvert… récemment. Quelque part entre la caserne et le village de vacances, tu verras, un endroit très sympathique. »

Mais quelque chose dans son ton indiquait que le caern ne réunissait pas franchement les bons côtés de la garnison et de la résidence secondaire, plutôt l’inverse.

Patrick se détourna de Pierre et indiqua un sentier que l’adolescent n’aurait jamais remarqué si le garou ne le lui avait pas mis sous le nez : recouverts par des feuilles et des touffes d’herbes, il ne se distinguait du reste que par une terre peut-être un peu plus claire et un peu plus sèche et craquelée.

« Par ici la sortie… hum, non, par ici l’entrée, plutôt… Bien, maintenant, tu as le choix : soit tu me poses des questions, et je réponds du mieux que je peux, soit je te déballe toute l’histoire de A à Z. Ah, et j’espère que l’odeur de la cigarette ne te dérange pas… »

Double-Regard semblait légèrement plus décontracté depuis qu’il savait le nom de son interlocuteur et souriait presque franchement. Presque.

« Bien, allons-y donc pour l’exposé. Grand un, les origines des garous. Grand deux, les différentes tribus. Grand trois, les différends auspices. Grand quatre, la situation actuelle de la nation garou replacée dans le contexte du caern de la Feuille Morte. »

Double-Regard sortit de son autre poche un paquet de cigarette d’une marque inconnue et étrangère, ainsi qu’un zippo décoré d’un signe tribal qui, Pierre pouvait le deviner, avait probablement une signification… inconnue. Il en alluma une et rangea le tout, puis s’engagea sur le fameux sentier, s’interrompant régulièrement pour tirer une bouffée de sa cigarette et vérifier que l’adolescent le suivait toujours.

« Il existe, dans l’univers, des forces. Par exemple, tu as le Ver, qui est l’équilibre, le médiateur entre le Chaos, l’esprit de création, et la Tisseuse, l’esprit de l’ordre. Tu as aussi Gaïa, qui est, disons, la Terre et Phoebe, qu’on pourrait associer à la Lune. Tout allait bien, au début : la Tisseuse tissait la réalité, le Chaos créait sur cette toile et le Ver régulait la création de l’un et le fil de l’autre. Gaïa vint et commença à se peupler : les créatures encore sur Terre aujourd’hui naquirent les unes après les autres. Puis vint sa sœur. C’est en gros ce qui correspond à la préhistoire dans l’histoire des humains. »

Le duo insolite n’avait pas fait plus de quelques pas que la végétation, autour d’eux, commença à devenir plus sombre et plus épaisse. Derrière lui, Pierre put entendre les oiseaux gazouiller à nouveau, alors que la présence de Patrick devant semblait appeler au silence les autres habitants de la forêt.

« Mais un jour la Tisseuse comprit l’importance de son rôle et se mit à tisser de plus en plus vite. Le Ver eut donc de plus en plus de toile à manger et finit par y être enfermé. Tous deux perdirent la raison : la Tisseuse devint la stagnation et le Ver la corruption. Le Chaos tenta d’aider le Ver à se libérer, mais fut aussi enfermé. Les vices s’abattirent alors sur l’humanité, car c’était l’espèce la plus faible d’esprit, selon moi puisque la seule à en posséder un, selon d’autres car elle marchait à deux pattes… Les théories s’affrontent, mais ce n’est pas le moment d’en discuter. Gaïa était donc en danger, les villes se développaient et leur population croissante brûlait ses forêts et cultivait ses plaines. »

Patrick parlait d’une voix calme et lente, comme s’il répétait pour la énième fois la même histoire – ce qui était le cas – de la même manière qu’on la lui avait raconté pour la première fois des années auparavant. Répéter encore et toujours la même histoire ne le dérangeait pas ; il considérait que c’était de son devoir d’informer le louveteau et une bonne chose de retourner de temps en temps aux sources du problème.

« Le Sauvage, un Esprit fidèle au Chaos, s’allia alors avec Phoebe pour créer des créatures puissantes qui pourrait défendre Gaïa et la protéger du Ver. Il prit deux des créatures les plus puissantes de la terre, c’est–à-dire le loup et l’homme et les mélangea pour nous créer – les loups-garous, entre deux êtres. Fin du grand un, des questions ? »

Double-Regard tira une longue bouffée en écoutant les questions du louveteau. Il ne faisait que délivrer sa version des faits, c’était après à Pierre de reconstituer sa propre histoire, comme chaque Garou transportait avec lui sa propre idée de ce qu’était son combat et ses origines. Et, alors qu’ils s’enfonçaient encore et toujours, il répondit aux interrogations qu’on venait de lui soumettre.

« Alors, dans l’ordre. Etre garou, c’est posséder un certain gène et surtout que ce gène se réveille, comme tu as pu le constater récemment. Ainsi, il y a des tas et des tas d’humains et de loups qui ont le gène mais ne subiront jamais de première transformation et resteront humains et loups toutes leurs vies. On les appelle les Parents. J’allais y venir, mais il y a trois lignées de loups-garous : les homidés, enfants d’un humain et d’un parent ou d’un garou, les lupus, même mélange mais tu remplaces l’humain par le loup, et enfin les métis, qui sont les enfants de deux garous. Les métis sont victimes de malformations et sont généralement rejetés par les autres, quand ils ne sont pas tués à la naissance. Comme je n’ai pas eu le temps de te l’expliquer, les garous suivent une sorte de série de lois appelée la Litanie et l’introduction de se reproduire entre Garous fait partie de cette Litanie. Concrètement, un de tes parents étaient humain et l’autre soit garou et conscient de l’être, soit juste un Parent. La particularité des Parents est qu’ils ne paniquent pas lorsqu’ils assistent à une transformation, alors que les humains se mettent à hurler et croient avoir rêvé… On appelle ça « le voile », ça empêche que notre nature soit découverte. »

La cigarette rendit l’âme à ce moment et son mégot alla rejoindre celui de la première. Le garou grommela quelque phrase incompréhensible où il était question d’arnaque et d’Espagne et en ressortit une autre, qu’il alluma avant de reprendre son discours.

« Donc ! J’en étais où ? Ah, oui… Le voile, bien. Bon la Litanie tu la redemanderas à quelqu’un d’autre, hein, mais c’est que des trucs du genre être soumis au chef, accepter une reddition honorable, respecter le territoire, respecter les inférieurs… Du bon sens, pour la plupart des règles. Quant à notre combat, en fait, comme j’allais l’expliquer dans le grand quatre, pour l’instant on essaie surtout de survivre. Car le Ver a de nombreux agents et il n’y a pas que lui qui veuille nous chercher noises… Les vampires, par exemple, font partie de nos ennemis. On les appelle les sangsues, et un garou en forme peut s’en tuer cinq d’un coup. Mais si tout se passait bien, oui, on devrait affaiblir voire détruire le Ver… Le seul petit problème, c’est qu’une très vieille légende, dite La Prophétie du Phénix, listait plusieurs signes annonçant l’Apocalypse, la dernière bataille entre les Garous et le Ver, qui selon le prophète gagnerait. Et ce qui cause soucie, c’est que les signes en questions ont commencé à se réaliser… Enfin, ça tu n’es pas obligé d’en parler, hein ? Je ne crois pas que j’étais censé te parler de ça… » Songea à voix haute Patrick en se grattant le menton de sa main libre, d’un air faussement ennuyé et donc profondément amusé. « Bref. Je passe au grand deux ? »

« Soit, passons au grand deux… Les tribus. Il y a en tout douze tribus, réparties un peu partout dans le monde. Une tribu partage des caractéristiques physiques, bien sûr, mais aussi caractérielles – il y en a des plus pacifiques que d’autres. Une tribu se repère donc à l’apparence physique d’un individu mais à son odeur. Par exemple, toi, Pierre, peau blanche, traits européens plutôt descendants des Francs que des Celtes, je peux supposer que tu appartiens à la tribu la plus représentative en France, c’est-à-dire celle des Fils de Fenris, mais mon flair m’en avait prévenu dès qu’il t’a repéré. L’odeur d’un Garou peut t’apprendre énormément de choses sur lui : sa tribu bien sûr, mais aussi son état de santé, son genre, son age et si tu t’approches un peu plus de son museau, son dernier repas ou sa marque de cigarettes préférée. »

L’œil bleu du garou sembla briller de malice, contrairement à l’œil marron qui restait aussi souvent que possible aussi durement fixé sur Pierre. Double-Regard marchait sans trop regarder où il allait, mais les obstacles semblaient presque s’écarter d’eux-mêmes.

« Bref. Il y a donc douze tribus… Les Fils de Fenris, d’abord, généralement de grands guerriers féroces, sanguinaires et pour qui la bataille et la victoire sont les composantes quasi-uniques de leur vie. Leur totem – ah, oui, parce que chaque Garou est protégé par un totem, une sortie d’esprit vivant dans l’Umbra, un monde parallèle, bon, zut, je rajouterais un grand cinq si on a le temps – leur totem donc est Fenris, comme leur nom l’indique, le fameux Dieu-Loup norvégien… En tant que Fils de Fenris, les préjugés que tu auras le plus à affronter seront : une bêtise crasse, l’amour de la violence, le besoin viscéral de te battre dès que tu en as l’occasion et une témérité totalement suicidaire. En suite, tu as les Crocs d’Argent, originaire de la Russie : ils furent longtemps la tribu régnante mais quelques petits problèmes de consanguinité et de fierté mal placée en font maintenant une bande de vieux gâteaux qui refusent de passer le flambeau à des jeunes à moitié fous. Aux dernières nouvelles, ils essayaient de remonter la barre, mais ça m’a pas l’air promis au succès. Une autre tribu qui est dans la politique et qui méprise d’ailleurs la première, est celle des Seigneurs de l’Ombre, venant de l’Europe de l’Est. Un petit conseil, méfie-t’en, car si pour le Fils de Fenris la valeur dominante est la victoire militaire, la leur est la domination par tous les moyens. Ils sont fourbes, cruels, vicieux, bref, des gens pas très fréquentables… Tu ne peux jamais faire confiance à un Seigneur de l’Ombre, il essaiera toujours de se servir de toi. »

Une bouffée de fumée conclut cette phrase éloquente et forte. Certes Double-Regard ne se montrait pas spécialement objectif… Mais le petit, d’après ses calculs, était un philodoxe et il pourrait très bien s’en sortir tout seul pour se forger sa propre opinion des choses. De toute façon, n’importe qui de sain d’esprit préviendrait un louveteau contre la malignité des Seigneurs…

« Mais tu as aussi des tribus sur lesquelles tu pourras toujours compter, comme les Enfants de Gaïa. Ceux-là sont toujours gentils, toujours serviables et toujours étonnamment pacifistes. Par contre n’en provoque jamais un en duel, ils font des ravages au bâton… Une autre tribu impressionnante est celle des Furies Noires. Entièrement composée de femelles, cette tribu – qui déteste la tienne et réciproquement, soit dit en passant – se dresse contre toutes insultes faites aux femmes et contre tous les mâles en général. Elles sont assez… extrémistes, mais elles n’ont qu’une parole et ne mentent jamais. Dans le genre extrémistes, il y a les deux tribus d’Amérique, les Wendigos et les Uktenas : persuadés d’être des victimes, et que vous nous voulez du mal, et que vous avez apporté le Ver, et que vous avez décimé nos Parents… Enfin, ils ont des raisons de se plaindre, mais ils sont tous d’un pathétique… »

Patrick marqua une légère pause, laissant à Pierre le temps « d’ingérer » toutes les connaissances qui lui tombaient dessus...

Double-Regard eut à nouveau un petit sourire carnassier.
« Non, en effet, je comptais citer mes frères en dernier… » Et son œil marron de briller un instant.

« De rien, je ne te préviens que pour couper l’herbe sous le pied au destin qui s’en serait chargé lui-même. Pour revenir aux tribus, tu as aussi la tribu aux origines celtiques, celle des Fiannas, qui sont de farouches poètes et buveurs de whisky avant d’être des combattants, mais dont je ne peux nier l’efficacité quel que soit le domaine. Il y a les Griffes Rouges, une fière tribu composée entièrement de lupus et qui n’aime pas franchement les humains et on pourrait dire son inverse, les Marcheurs sur Verre, qui vivent et aiment l’environnement urbain… Les deux tribus sont un peu dans leur délire, les uns disant qu’il faut éliminer les humains, les autres qu’il faut les mettre sur un piédestal… Mais malgré leurs lubies, il ne faut pas négliger leur utilité et leur connaissance de leurs milieux de prédilection. Nous arrivons maintenant aux dernières tribus : les Rongeurs d’Os, qui vivent dans les villes, certes, mais pas à la pointe de la mode comme les Marcheurs. Les Rongeurs vivent aux frais de la société humaine et surtout de ses débris ; pour eux, la survie prime sur le reste et tu peux leur faire confiance, ils peuvent te faire une maison avec une feuille en carton. La dernière tribu est la moins connue de toute, c’est celle des discrets Arpenteurs Silencieux. On les dit venus d’Egypte, ils voyagent souvent seuls et portent les nouvelles des uns aux autres… Voilà, fin du grand un. »

« Tu retiendras tout avec l’habitude, tu verras que la différence entre ceux qui te tendront le bras et ceux qui t’achèveront se fera très vite. » Répondit Double-Regard du tac au tac, sa cigarette toujours vissée aux lèvres. Il se demandait si le petit avait deviné sa vraie tribu… C’était probable, mais moins amusant.

La végétation était devenue véritablement sauvage au fur et à mesure que le Garou expliquait les tribus à Pierre et il était maintenant le seul à visiblement voir un chemin dans la jungle ambiante. Il marchait toujours d’un aussi bon pas et ne semblait pas le moins du monde gêné par la cigarette ou l’odeur de tabac froid qui s’échappait de sa poche.

« Donc, le grand trois, certainement plus rapide que les deux premiers. Chez les garous, le rôle d’un individu est déterminé par la lune de sa naissance, ou auspice. On pourrait dire que si le Sauvage a mêlé les deux espèces, Phoebe a elle déterminé les cinq grands types de garous selon sa lumière. Ainsi, le Ragabash né une nuit sans lune est l’illusionniste qui remet les traditions en cause afin de faire avancer la meute –- c’est mon signe, comme tu l’auras peut-être compris - le Théurge né une nuit de croissant de lune est le prophète qui parle aux esprits, le Philodoxe, né une nuit de demi-lune est le médiateur qui juge avec impartialité, le Galliard, né une nuit de lune gibbeuse, est le ménestrel qui chante et garde la mémoire des exploits présents et passés et enfin l’Arhoun, le fils de la pleine lune, est le guerrier qui protége. En fait, plus la lune qui te voit naître est pleine, plus tu es destiné à la guerre. Plus la lune qui te voit naître est vide, plus tu es destiné à des activités occultes. C’est extrêmement déterminant pour le caractère d’un garou, souvent plus déterminant que sa tribu. Pour savoir ton auspice, la consultation d’un calendrier lunaire s’impose, sauf si bien sûr tu t’en souviens… Je pourrais tenter de calculer ça de tête mais ça ne serait pas fiable à cent pour cent… »

Double-Regard n’avait à aucun moment proposé à Pierre une cigarette, plus par négligence que par égoïsme. Son propre paquet ne semblait jamais se vider et son zippo ne manquait jamais d’essence. Et puis il y avait ses yeux… Le bleu et le marron, l’homme et le loup… Si les Garous pouvaient par nature paraître bizarres, Double-Regard était certainement un des plus étranges d’entre eux. Mais ça ne le dérangeait visiblement pas trop.

« On peut se transformer à volonté, je comptais y venir… Enfin, au début, tu te transformeras automatiquement à la lune de ta naissance – c’est d’ailleurs un moyen très pratique pour confirmer que c’est bien celle-là. Les transformations sont toujours un peu douloureuses les premières fois, mais on s’y habitue. Il existe cinq formes, » expliqua-t-il en enlevant son blouson et remontant sa manche du côté de Pierre, « la première étant la forme homid, celle où nous somme toi et moi. Il y a en suite la forme Glabro…. » Les muscles de son avant-bras se contractèrent et le membre se déforma dans des convulsions assez impressionnantes, doubla presque de taille et se couvrant d’une pilosité très développée. « Bon bien sûr c’est normalement tout le corps qui se transforme, mais ça te donne à peu près une idée de la taille. En suite tu as le Crinos, que je ne te montrerais pas par respect pour ma chemise, et les deux formes lupines, l’hispo qui correspond grosso modo à la bête du Gévaudan et le lupus qui ressemble à un loup normal. » Enuméra-t-il, alors que son bras retrouvait son apparence d’origine, et qu’il se rhabillait comme si de rien n’était.

« Tu apprendras à te transformer avec le temps et l’entraînement… Ah, comme tu as pu le remarquer, les transformations n’épargnent pas les vêtements. Il existe heureusement un sort qui permet de « dédier », de t’attacher magiquement tes vêtements, mais il faut le recommencer pour chaque habit et surtout il faut trouver un théurge assez gentil pour le faire. Je te conseille donc les vêtements larges et très, très amples, qui résistent à la forme glabro. D’autres questions ? »

Patrick, une fois rhabillé et sa cigarette ayant retrouvée sa place habituelle, continua son long exposé sur la nation garou.

« Bien. Donc comme je te l’ai dis, nous allons droit sur le caern de la Feuille Morte. Un caern est une sorte de village/QG pour Garou, avec en prime un lien spirituel particulièrement fort avec le monde des esprits, une sorte de site sacré. Le caern est dirigé par les Anciens, qui ne sont plus tout jeunes, comme leur nom l’indique – la hierarchie garou est fondée sur les faits d’armes et donc l’expérience – et ne compte pas grand monde pour l’instant. Nous ne sommes qu’une quinzaine, et les trois quarts sont des louveteaux, comme toi. Pendant longtemps il n’y a pas eu de forte présence garou à Paris, tombée aux mains de Villon… Villon étant un Prince vampire, mais si je dois te faire tout le bestiaire on est pas sorti… Bref… Ah, oui, le caern, les anciens. Donc la société garou se divise en tribu, mais aussi en sept, qui sont des groupes assez réduit, par exemple il n’y en a qu’un seul au caern, et surtout en meute. Une meute compte deux à dix garous qui sont soudés par des liens indestructibles et dont la personnalité s’efface devant celle du groupe. Personnellement, je désapprouve ce système, mais c’est une opinion rare et très peu appréciée. »

En tant qu’Arpenteur, Double-Regard n’avait pas de meute à proprement parler, ses compagnons étant dispersés tout autour de la planète. Mais à la manière dont il en parlait, si on pouvait sentir son dédain pour les garous qui se laissaient « avaler » par la meute, ce dédain ne se teintait d’aucune envie, voire plutôt d’un peu de pitié pour ces pauvres créatures privées d’individualisme.

« Je crois que j’ai fais le tour... Il reste deux-trois trucs dont tu te rendras compte par toi-même ou qu’on t’expliquera. Sur les esprits, par exemple, tu devrais aller interroger Daliah, qui, attention, s’écrit D-a-l-i-a-h, pas comme la fleur. C’est notre Ancienne et théurge, hum… bien aimée… et c’est grâce à elle que je végète dans cette forêt depuis trois jours à la recherche de sang neuf à lui rapporter. Bref, des questions, un point à éclaircir ? »

Sous leur pas, le chemin semblait d’un coup ressortir de la végétation, et avoir été emprunté plusieurs fois. De nouvelles odeurs parvenaient au nez de Pierre, des odeurs qu’il identifiait indistinctement comme étant celles de loup, d’homme, de tribus différentes… Ils approchaient du caern.

Double-Regard tira une dernière bouffée de sa cigarette puis la rangea comme les autres dans sa poche. En effet ils arrivaient et Daliah ne serait pas très contente si elle apprenait qu’il avait encore relâché dans l’air frais de la forêt ses « immondices artificielles ». Si ça continuait, on allait le traiter de suppôt du Ver… Les garous étaient parfois très étroits d’esprits. Au moins le petit – il fallait qu’il se mette en tête de l’appeler par son nom, mais « le petit » était tout ce qui lui venait – avait-il l’air un peu plus ouvert et tolérant. Normal s’il était Philodoxe, c’était un peu son rôle.

Le hurlement de Zagorus coupa court à sa réponse. Il sembla se concentrer, comme s’il décryptait ce qui pour Pierre ne devait pas être plus qu’un cri.

« Tes questions ne m’embêtent pas, c’est mon rôle d’y répondre. Bon, je suis censé t’emmener directement à Daliah, » expliqua-t-il en écartant un branchage qui dévoila une clairière avec un imposant dolmen, « mais étant donné que les anciens comptaient à ce que j’entends tous nous rassembler ici, autant y aller directement. »

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